Trois hivers à Genève, extrait
le camp des innocents, extrait de l'ouvrage collectif.
la nouvelle de Fama Digane Sene, "Trois hivers à Genève"
le début de l'histoire
A la mémoire de Maam Fatou et Maam Doudou Bâ.
La Tribune de Genève. Le 06 juin 2005
Mort chez lui, il attend sa tombe depuis 500 jours
Acacias - Les policiers ont découvert un squelette, passé entre les mailles du système social.
Révélation.
"Ils sont trois dans ce long couloir triste, situé au sixième étage d'un immeuble des Acacias. Trois employés d'une entreprise de nettoyage en train de revêtir leur blanc de travail. Combinaisons intégrales, visages encagoulés, bouche et nez recouverts d'un masque. Les mines sont fermées et sombres. A chaque fois que l'un deux franchit le seuil de l'appartement qui lui fait face, il lâche un juron pour se donner du courage, avant de refermer la porte derrière lui. L'espace à vider tient en une seule pièce, dont le volume l'apparente davantage à un placard qu'à un studio. Sur un meuble, trône une télévision ; sa taille paraît comme surdimensionnée dans ce décor confiné où règnent un capharnaüm et une saleté indescriptibles (...). C’est là, sur ce sommier, que reposait le corps, les membres inférieurs tombant par terre, le tronc et la tête couchés. Les chairs avaient depuis longtemps disparu (…) Dix-huit mois, deux Noëls, deux printemps et presque deux étés, pendant lesquels un ressortissant suisse de 56 ans était mort chez lui, sans que la société ne se soucie de savoir s'il était encore vivant."
Cela se passait à Genève. 185,000 habitants. Carrefour international des fortunes mondiales, entre les Alpes et le Jura. La ville, perchée à 373 mètres d’altitude, appartenait au canton du même nom, membre de la confédération suisse depuis 1814. Belle, allure royale du Léman, squares et promenades piétonnes dans un îlot de verdure et de fontaines coulant toute l'année, la cité plaisait. Ses armoiries, faites d’une aigle couronnée et de la clé de la liberté, flottaient sur les façades des bâtiments administratifs et sur tous les lieux du patrimoine. Elles représentaient les symboles de l'Empire auquel Genève avait été rattachée au XIe siècle, et de l'Evêque dont la ville tenait ses franchises. Liberté, foi et lumière, trois symboles qui m’accueillaient depuis trois hivers. Trois longs hivers durant lesquels j'avais vu les pires grêles paralyser la ville entière, les abords du lac et tous les artifices des Pâquis figés en un immense amas de givre. Les vagues de froid avaient été si austères cette année, les jours si courts, que tous, les lèvres fendillées comme des ailes de sarcelles, nous en avions perdu jusqu'à notre sens du rire. Puis le printemps était arrivé avec ses parfums de fleurs et ses airs de fête. Lundi 6 juin.
Comme presque tous les lundis matin depuis la mi-mai, malgré mes serments nocturnes, j’avais raté le tramway de 7 h 14. Dieu était pourtant témoin de mes efforts, je n'avais pas même pris mon café, me disant, pleine de bonne volonté, que j'en prendrais un, plus tard à la cafétéria de Battelle. Mais à l'instant même où je traversais la rue de Lausanne, j’aperçus le tram qui roulait à vive allure vers la gare Cornavin. C'était un des nouveaux cityrunners, modernes, silencieux, d'une rapidité et d'un design qui rappelait les TGV parisiens. L'arrêt était à un peu plus de 150 mètres mais il y avait bien longtemps que mes performances en course à pied étaient étouffées dans mes jambes d’enfant par la croyance populaire africaine selon laquelle une femme à la démarche rapide emporterait dans la vitesse de ses jambes, signe du diable, la prospérité de son ménage. J’étais éduquée à me prélasser. Un pied après l’autre, puis un pied, puis l’autre. La première image qui me venait d'ailleurs à l’esprit, chaque fois que je pensais à mon enfance, était celle de ma grand-mère, la gorge tremblante de remontrances, me demandant de modérer mon allure ! A cette époque, j'avais tout de même la fâcheuse habitude de me précipiter sur tout et rien, pour tout et rien.
- Jigueen daay teyy, me rappelait Maam Fatou.
De cela, il y avait bien longtemps. Aujourd'hui, comme avant-hier et comme jeudi dernier, j'avais raté le tram. Je ne savais pas courir et ma conscience me grondait fortement.
J’aurais dû prendre mon café !
Elle était bien aimable, la conscience. Elle était d'ailleurs toujours aimable avec son porteur. Aucune allusion à ma paresse printanière, à mon refus de sortir du lit quand le réveil sonnait à 6 h 30. Aucun reproche pour ma contre-performance sportive. Ce n'était d'ailleurs pas la faute de ma grand-mère si elle n'avait pas pensé que sa petite-fille aurait besoin de courir quelque part dans une ville éloignée d'Occident pour rattraper un tramway. Si elle avait su, elle m'aurait certainement laissé courir derrière les poules de la basse-cour, les oiseaux et les papillons, et même derrière les chevaux du Vieux Birane, le gardien de la coopérative d'arachides. Elle m'aurait certainement laissé courir, en dépit du diable et de la fortune supposée du ménage, car elle m'aimait bien, ma grand-mère, et elle était raisonnable. Mais elle ne pouvait pas prévoir les chemins de ma vie, et j'avais raté mon tram. Dès lors, il ne me restait plus qu'à attendre celui de 7 h 22 à l’arrêt Môle.
Je rejoignis quelques silencieux sur le quai nouvellement aménagé pour rapprocher les transports de notre quartier. Nous étions six, bientôt sept ; un jeune homme d'origine maghrébine vint à nous. Ah, il semblait sortir du lit, lui ! Col de chemise à moitié plié et lacets en traîne. Signes non trompeurs, le lundi matin. Les mots du dramaturge Marcel Achard me revinrent. Le meilleur moyen de prendre un train à l'heure, c'est de s'arranger pour rater le précédent. C'est sûr. Dans le prochain tram, nous y serons tous. En attendant, chacun, remonté contre soi-même, martelait le pavé, en évitant de trop se rapprocher de l'espace vital des autres. D'ailleurs, le lundi matin, les Genevois n'étaient pas bavards. Plutôt anxieux, le regard vigilant, l'esprit aux aguets, ils arpentaient, pensifs, les quais, guettant impatiemment le tram et priant d'y retrouver un petit siège tranquille, seul, à côté d'une fenêtre où ils se blottiraient avec le journal, à l'abri de toute invitation à la discussion.
Ah, le journal, pendant que j’y pensais !
Au coin de la rue, il y avait un marchand, bulgare ou albanais, je ne me souvenais plus vraiment même si un matin, m'invitant à la discussion, il m'avait parlé d'un ton nostalgique de son pays d'origine. Mais je ne retenais pas les nationalités de l'Europe de l'Est, à cause de l'ex-Yougoslavie que j'aimais bien, phonétiquement (je ne l'avais pas visitée une seule fois) et à laquelle je rattachais toutes celles qui s'y rapprochaient de près ou de loin. J'enjambai la rue et lui pris La Tribune. Il était toujours souriant, le marchand de journaux, et toujours matinal. Lui, certainement, ne ratait pas son tram. Je lui rendis son sourire en pensant qu'une grand-mère avant-gardiste, cela servait toujours.
Mort chez lui, il attend sa tombe depuis 500 jours !
Quoi ? Un Genevois abandonné sur son lit de mort 500 jours, en plein centre-ville ?
L'horreur gela Genève, jusque dans ses abîmes, et plus que ne le fit l'hiver dernier ! Le quart d'heure d'attente qui nous séparait du prochain tram paraissait interminable. Nos regards s’accrochaient désespérément à la manchette qui pendait sur le kiosque, annonçant la triste nouvelle. L’angoisse et la peur alourdissaient l'air, l'inquiétude aussi, certainement, face à la dérive de l’individualisme.
Cet homme n’avait-il pas de famille ? Pas d’amis ? Pas de voisins ? Vraiment personne qui se souciait de lui ?
Le journal poursuivait :
Et pourtant, cet oublié de tous, ce solitaire absolu, n'était pas un inconnu. Chaque mois, avec une ponctualité d'assisté, il se rendait au 54, route de Chêne, pour retirer au guichet la somme d'argent que lui octroyait l'Office cantonal des personnes âgées (…)
Chaque mot de Thierry Mertenat enfonçait un peu plus la lame de la souffrance. L’article, indigeste, sentait l'odeur fade du crime social et restait coincé en travers de nos gorges. La mort solitaire du Genevois paraissait comme une offense à l'esprit suisse, un immense affront au modèle social de ce pays pourtant hautement civilisé.
Le tram arriva. 7 h 22.
Notre cité, outragée, surprise par le scandale, désertait ses trottoirs. Une erreur avait été commise. Fatale. Un égarement de cinq cent jours qui amplifiait un peu plus notre bourbier social et qui en disait long sur le malaise de tous et de chacun à bout de nerfs, fatigué de la vitesse sociale, du coût de la vie et de la mort, de l’effort surhumain accompli chaque jour et à toute heure pour se hisser au rythme effréné de l’Europe. Une ambition quotidienne qui dépassait les limites de l’humainement supportable. Genève était épuisée à 7 h 22 et pourtant nous n’étions que le lundi matin. La semaine n’en était qu’à ses premières heures de traque. Elle exigeait des uns 40 heures de travail, et des autres, en supplément, l’outrance et l’abus de la corvée au noir !
Cruauté. Drame. Souffrance.
La solitude de l’homme des Acacias s’augmentait de l’horreur des images de Beslan en Ossétie du Nord et de la Estacion de Atocha. Elles rôdaient toutes autour de notre conscience et renaissaient à la moindre occasion, sous nos sourcils à demi-fermés.
Le tram s’élança vers Cornavin.
Je pris place à côté d'une septuagénaire qui sentait la lavande et d'une adolescente dont la lèvre supérieure était trouée d’un piercing argenté. C’était la mode en ce moment, le piercing et le tatouage. Des signes identitaires qui estampaient la peau sur toutes ses parties visibles comme autant de marques de ralliement à une cause lointaine et indéfinissable. La rame paraissait étroite. D'ailleurs, les Genevois n'aimaient pas vraiment les cityrunners très peu dotés de siéges individuels, si convoités dans les anciens trams. Les places assises étaient trop conviviales, trop rapprochées, les unes en face des autres, et trop intimes pour Genève. Très vite, tous se replongèrent dans le journal. Excellent refuge. Mais ce matin, la tanière était incommode, un cadavre y interpellait les consciences. Le titre de La Tribune jaillit comme une insulte à l'incondition humaine à laquelle nous étions parvenus et qui constituait le terreau sur lequel naissaient la xénophobie et le terrorisme. Tous désiraient que l'administration apportât la solution au mal, que sa police descendît dans la rue, qu'elle mît hors de danger la population, qu'elle la rassurât : ce n'était qu'un cas isolé qui n’arriverait ni à eux, ni à personne qu'ils connaissaient.
Je soupirais en me tenant le front entre le pouce et l’index. Mes deux voisines me regardèrent, désapprobatrices. D’autres regards brusquement solidaires, ligués dans le même élan de mépris et de dégoût, brillèrent des quatre coins de la rame et convergèrent vers le mien. Je me repris et hissai la tête au dessus des mines semi-moqueuses, tournées vers une sauvage d'Afrique à qui on avait appris à lire par la magie européenne et qui osait à présent narguer Genève avec son propre journal, dans son propre tram !
la nouvelle de Fama Digane Sene, "Trois hivers à Genève"
le début de l'histoire
A la mémoire de Maam Fatou et Maam Doudou Bâ.
La Tribune de Genève. Le 06 juin 2005
Mort chez lui, il attend sa tombe depuis 500 jours
Acacias - Les policiers ont découvert un squelette, passé entre les mailles du système social.
Révélation.
"Ils sont trois dans ce long couloir triste, situé au sixième étage d'un immeuble des Acacias. Trois employés d'une entreprise de nettoyage en train de revêtir leur blanc de travail. Combinaisons intégrales, visages encagoulés, bouche et nez recouverts d'un masque. Les mines sont fermées et sombres. A chaque fois que l'un deux franchit le seuil de l'appartement qui lui fait face, il lâche un juron pour se donner du courage, avant de refermer la porte derrière lui. L'espace à vider tient en une seule pièce, dont le volume l'apparente davantage à un placard qu'à un studio. Sur un meuble, trône une télévision ; sa taille paraît comme surdimensionnée dans ce décor confiné où règnent un capharnaüm et une saleté indescriptibles (...). C’est là, sur ce sommier, que reposait le corps, les membres inférieurs tombant par terre, le tronc et la tête couchés. Les chairs avaient depuis longtemps disparu (…) Dix-huit mois, deux Noëls, deux printemps et presque deux étés, pendant lesquels un ressortissant suisse de 56 ans était mort chez lui, sans que la société ne se soucie de savoir s'il était encore vivant."
Cela se passait à Genève. 185,000 habitants. Carrefour international des fortunes mondiales, entre les Alpes et le Jura. La ville, perchée à 373 mètres d’altitude, appartenait au canton du même nom, membre de la confédération suisse depuis 1814. Belle, allure royale du Léman, squares et promenades piétonnes dans un îlot de verdure et de fontaines coulant toute l'année, la cité plaisait. Ses armoiries, faites d’une aigle couronnée et de la clé de la liberté, flottaient sur les façades des bâtiments administratifs et sur tous les lieux du patrimoine. Elles représentaient les symboles de l'Empire auquel Genève avait été rattachée au XIe siècle, et de l'Evêque dont la ville tenait ses franchises. Liberté, foi et lumière, trois symboles qui m’accueillaient depuis trois hivers. Trois longs hivers durant lesquels j'avais vu les pires grêles paralyser la ville entière, les abords du lac et tous les artifices des Pâquis figés en un immense amas de givre. Les vagues de froid avaient été si austères cette année, les jours si courts, que tous, les lèvres fendillées comme des ailes de sarcelles, nous en avions perdu jusqu'à notre sens du rire. Puis le printemps était arrivé avec ses parfums de fleurs et ses airs de fête. Lundi 6 juin.
Comme presque tous les lundis matin depuis la mi-mai, malgré mes serments nocturnes, j’avais raté le tramway de 7 h 14. Dieu était pourtant témoin de mes efforts, je n'avais pas même pris mon café, me disant, pleine de bonne volonté, que j'en prendrais un, plus tard à la cafétéria de Battelle. Mais à l'instant même où je traversais la rue de Lausanne, j’aperçus le tram qui roulait à vive allure vers la gare Cornavin. C'était un des nouveaux cityrunners, modernes, silencieux, d'une rapidité et d'un design qui rappelait les TGV parisiens. L'arrêt était à un peu plus de 150 mètres mais il y avait bien longtemps que mes performances en course à pied étaient étouffées dans mes jambes d’enfant par la croyance populaire africaine selon laquelle une femme à la démarche rapide emporterait dans la vitesse de ses jambes, signe du diable, la prospérité de son ménage. J’étais éduquée à me prélasser. Un pied après l’autre, puis un pied, puis l’autre. La première image qui me venait d'ailleurs à l’esprit, chaque fois que je pensais à mon enfance, était celle de ma grand-mère, la gorge tremblante de remontrances, me demandant de modérer mon allure ! A cette époque, j'avais tout de même la fâcheuse habitude de me précipiter sur tout et rien, pour tout et rien.
- Jigueen daay teyy, me rappelait Maam Fatou.
De cela, il y avait bien longtemps. Aujourd'hui, comme avant-hier et comme jeudi dernier, j'avais raté le tram. Je ne savais pas courir et ma conscience me grondait fortement.
J’aurais dû prendre mon café !
Elle était bien aimable, la conscience. Elle était d'ailleurs toujours aimable avec son porteur. Aucune allusion à ma paresse printanière, à mon refus de sortir du lit quand le réveil sonnait à 6 h 30. Aucun reproche pour ma contre-performance sportive. Ce n'était d'ailleurs pas la faute de ma grand-mère si elle n'avait pas pensé que sa petite-fille aurait besoin de courir quelque part dans une ville éloignée d'Occident pour rattraper un tramway. Si elle avait su, elle m'aurait certainement laissé courir derrière les poules de la basse-cour, les oiseaux et les papillons, et même derrière les chevaux du Vieux Birane, le gardien de la coopérative d'arachides. Elle m'aurait certainement laissé courir, en dépit du diable et de la fortune supposée du ménage, car elle m'aimait bien, ma grand-mère, et elle était raisonnable. Mais elle ne pouvait pas prévoir les chemins de ma vie, et j'avais raté mon tram. Dès lors, il ne me restait plus qu'à attendre celui de 7 h 22 à l’arrêt Môle.
Je rejoignis quelques silencieux sur le quai nouvellement aménagé pour rapprocher les transports de notre quartier. Nous étions six, bientôt sept ; un jeune homme d'origine maghrébine vint à nous. Ah, il semblait sortir du lit, lui ! Col de chemise à moitié plié et lacets en traîne. Signes non trompeurs, le lundi matin. Les mots du dramaturge Marcel Achard me revinrent. Le meilleur moyen de prendre un train à l'heure, c'est de s'arranger pour rater le précédent. C'est sûr. Dans le prochain tram, nous y serons tous. En attendant, chacun, remonté contre soi-même, martelait le pavé, en évitant de trop se rapprocher de l'espace vital des autres. D'ailleurs, le lundi matin, les Genevois n'étaient pas bavards. Plutôt anxieux, le regard vigilant, l'esprit aux aguets, ils arpentaient, pensifs, les quais, guettant impatiemment le tram et priant d'y retrouver un petit siège tranquille, seul, à côté d'une fenêtre où ils se blottiraient avec le journal, à l'abri de toute invitation à la discussion.
Ah, le journal, pendant que j’y pensais !
Au coin de la rue, il y avait un marchand, bulgare ou albanais, je ne me souvenais plus vraiment même si un matin, m'invitant à la discussion, il m'avait parlé d'un ton nostalgique de son pays d'origine. Mais je ne retenais pas les nationalités de l'Europe de l'Est, à cause de l'ex-Yougoslavie que j'aimais bien, phonétiquement (je ne l'avais pas visitée une seule fois) et à laquelle je rattachais toutes celles qui s'y rapprochaient de près ou de loin. J'enjambai la rue et lui pris La Tribune. Il était toujours souriant, le marchand de journaux, et toujours matinal. Lui, certainement, ne ratait pas son tram. Je lui rendis son sourire en pensant qu'une grand-mère avant-gardiste, cela servait toujours.
Mort chez lui, il attend sa tombe depuis 500 jours !
Quoi ? Un Genevois abandonné sur son lit de mort 500 jours, en plein centre-ville ?
L'horreur gela Genève, jusque dans ses abîmes, et plus que ne le fit l'hiver dernier ! Le quart d'heure d'attente qui nous séparait du prochain tram paraissait interminable. Nos regards s’accrochaient désespérément à la manchette qui pendait sur le kiosque, annonçant la triste nouvelle. L’angoisse et la peur alourdissaient l'air, l'inquiétude aussi, certainement, face à la dérive de l’individualisme.
Cet homme n’avait-il pas de famille ? Pas d’amis ? Pas de voisins ? Vraiment personne qui se souciait de lui ?
Le journal poursuivait :
Et pourtant, cet oublié de tous, ce solitaire absolu, n'était pas un inconnu. Chaque mois, avec une ponctualité d'assisté, il se rendait au 54, route de Chêne, pour retirer au guichet la somme d'argent que lui octroyait l'Office cantonal des personnes âgées (…)
Chaque mot de Thierry Mertenat enfonçait un peu plus la lame de la souffrance. L’article, indigeste, sentait l'odeur fade du crime social et restait coincé en travers de nos gorges. La mort solitaire du Genevois paraissait comme une offense à l'esprit suisse, un immense affront au modèle social de ce pays pourtant hautement civilisé.
Le tram arriva. 7 h 22.
Notre cité, outragée, surprise par le scandale, désertait ses trottoirs. Une erreur avait été commise. Fatale. Un égarement de cinq cent jours qui amplifiait un peu plus notre bourbier social et qui en disait long sur le malaise de tous et de chacun à bout de nerfs, fatigué de la vitesse sociale, du coût de la vie et de la mort, de l’effort surhumain accompli chaque jour et à toute heure pour se hisser au rythme effréné de l’Europe. Une ambition quotidienne qui dépassait les limites de l’humainement supportable. Genève était épuisée à 7 h 22 et pourtant nous n’étions que le lundi matin. La semaine n’en était qu’à ses premières heures de traque. Elle exigeait des uns 40 heures de travail, et des autres, en supplément, l’outrance et l’abus de la corvée au noir !
Cruauté. Drame. Souffrance.
La solitude de l’homme des Acacias s’augmentait de l’horreur des images de Beslan en Ossétie du Nord et de la Estacion de Atocha. Elles rôdaient toutes autour de notre conscience et renaissaient à la moindre occasion, sous nos sourcils à demi-fermés.
Le tram s’élança vers Cornavin.
Je pris place à côté d'une septuagénaire qui sentait la lavande et d'une adolescente dont la lèvre supérieure était trouée d’un piercing argenté. C’était la mode en ce moment, le piercing et le tatouage. Des signes identitaires qui estampaient la peau sur toutes ses parties visibles comme autant de marques de ralliement à une cause lointaine et indéfinissable. La rame paraissait étroite. D'ailleurs, les Genevois n'aimaient pas vraiment les cityrunners très peu dotés de siéges individuels, si convoités dans les anciens trams. Les places assises étaient trop conviviales, trop rapprochées, les unes en face des autres, et trop intimes pour Genève. Très vite, tous se replongèrent dans le journal. Excellent refuge. Mais ce matin, la tanière était incommode, un cadavre y interpellait les consciences. Le titre de La Tribune jaillit comme une insulte à l'incondition humaine à laquelle nous étions parvenus et qui constituait le terreau sur lequel naissaient la xénophobie et le terrorisme. Tous désiraient que l'administration apportât la solution au mal, que sa police descendît dans la rue, qu'elle mît hors de danger la population, qu'elle la rassurât : ce n'était qu'un cas isolé qui n’arriverait ni à eux, ni à personne qu'ils connaissaient.
Je soupirais en me tenant le front entre le pouce et l’index. Mes deux voisines me regardèrent, désapprobatrices. D’autres regards brusquement solidaires, ligués dans le même élan de mépris et de dégoût, brillèrent des quatre coins de la rame et convergèrent vers le mien. Je me repris et hissai la tête au dessus des mines semi-moqueuses, tournées vers une sauvage d'Afrique à qui on avait appris à lire par la magie européenne et qui osait à présent narguer Genève avec son propre journal, dans son propre tram !